Quand mon ex-consoeur à Paris Match m’a annoncé la projection de ce « Dictionnaire amoureux du journalisme », tiré du bouquin de Serge July, légendaire patron de Libération, je me suis demandée ce qu’elle allait bien pouvoir raconter de plus que ce que tout le monde ressasse sur le métier. Qu’on devient les mal-aimés, qu’on n’a plus de moyens d’enquête, qu’on perd la passion, le savoir-faire, avec des jeunes qui veulent juste montrer leur tronche… Bref, chez les journalistes, qu’ils soient pigistes ou salariés, le moral n’est pas à l’allégresse.
Eh bien ce documentaire vous redonne espoir. D’abord parce qu’il est une leçon de… journalisme ! Il dure une heure et demie, et il se regarde comme un film débordant de personnages attachants, sincères, sensibles, charismatiques, qui parlent vrai, et ne se la pètent pas.
Des reporters admirables qui sont là pour « emmerder », pas pour charmer
Edwy Pleynel | Michel Peyrard |
Pourtant ils pourraient. Il y a là des éminences du grand reportage : de Michel Peyrard (20 ans grand reporter à Paris Match) ou Edwy Pleynel (ex-Le Monde, aujourd’hui Mediapart) à Inès Léraud une courageuse reporter qui a révélé la pollution des sols par les algues vertes en Bretagne. Judith Duportail qui a exploré Tinder. Rachid Laïrèche si proche des gens. Des spécialistes des mafias et des trafiquants, Dominique Torrès qui a aidé à renforcer la loi sur l’esclavage moderne en arrachant une Erythréenne à ses bourreaux, des photo-reporters casse-cou, des reporters accros à la guerre, … Il sont une vingtaine, femmes et hommes, tous plus passionnants les uns que les autres. Des « emmerdeurs » aussi. Certains évoquent leurs souvenirs, ponctués par des images « vintage » où on pouvait encore fumer dans les rédactions, tandis que d’autres racontent le terrain aujourd’hui. Ou les questions qu’ils se posent en enquêtant sur des sujets.
Inès Léraud | Ondine Millaud |
Ils restituent des vérités qu’on ignore sur les dealers de Marseille, sur les folies accomplies pour décrocher un scoop, sur les dangers, sur les idées reçues, sur l’adrénaline, sur la réputation des journalistes… C’est passionnant. Le sujet a beau durer 90 minutes, on ne voit pas passer le temps.
Etre en empathie, hypersensible
Et pourquoi ? Parce que les « acteurs » du film sont vrais. Ne trichent pas. Contrairement à un acteur, un vrai journaliste ne fait pas semblant. Je parle d’un journaliste de plume, pas d’un « animateur » ni d’un « animateur-journaliste » forcément entamé par le souci de son image. Par le taux d’écoute. Ici, on découvre « des vrais gens » mais aussi professionnels de l’info qui vont directement au cœur du sujet. Et qui parfois se laissent déborder par un souvenir, les yeux se remplissent…
Laurent Valdiguier
C’est un des enseignements les plus émouvants de ce documentaire. La grande sensibilité des journalistes. Tous les interviewés travaillent « avec » leur sujet, pas seulement « sur » un sujet. Dans leurs récits, dans leur attitude, on découvre, on devine leur capacité d’empathie : toujours se mettre à la place de l’autre (ce qui n’arrive jamais avec un invité en plateau ou un interviewé en direct au 20 h.) Etre tout ouïe, peu importe le temps que ça prend. « Je ne suis qu’une oreille » dit Ondine Millot, trop modeste. Car ils sont plus qu’une écoute : un réconfort, une réflexion, un raisonnement, et un messager… La sensibilité toujours en alerte, un journaliste ne se « blinde » pas, sinon il devient mauvais. Sur un terrain de guerre comme sur un fait divers ou un reportage sociologique, il active ses antennes. Les meilleurs sont les plus intuitifs. Dans ce « Dictionnaire amoureux du journalisme », Caroline Fontaine a vraiment interrogé les meilleurs.
Nuages noirs sur le métier d’informer
Plus qu’un documentaire sur le métier, c’est aussi un sismographe de nos sociétés. L’auteur parle des réseaux sociaux où on mélange tout, journaliste et influenceur, où tout le monde se prend pour un enquêteur et se retrouve conforté dans ses convictions via les algorithmes de l’IA ; il y a le carnage de Charlie Hebdo en 2015 par les fous de Dieu ; qui l’eût cru il y a vingt ans ?
Caroline Fontaine, l’auteur de ce documentaire “Dictionnaire amoureux du journalisme”, inspiré du livre de Serge July
Il est aussi question des menaces bien réelles qui planent sur le métier d’informer en conscience. Caroline Fontaine en sait quelque chose, elle qui a été virée de Match pour avoir juste posé une question sur la déontologie de son journal racheté par Bolloré. Intégristes, politiques ou économiques, les pressions, les chantages et l’intolérance font désormais partie des combats journalistiques. « Non seulement on est de plus en plus mal payé, mais on nous demande hurler avec les loups… ou de la fermer », se désolait un journaliste le soir de la projection. Bien dit.
Des patrons de media reprennent une école de journalisme
Comme pour confirmer cette complainte, on apprenait il y a quelques jours que l’école de journalisme la plus ancienne de France, l’ESJ Paris (Ecole Supérieur de Journalisme) vient d’être reprise par… le grand capital ! Entre autres : Koodenvoi (qui compte parmi ses créateurs Marie-Hélène Dassault, dont la famille est propriétaire du Figaro), la Compagnie de l’Odet (qui chapeaute le capital du groupe Bolloré, qui a dans son giron Canal+ et Prisma médias) et CMA Média, propriété de Rodolphe Saadé (La Provence, BFM, RMC…), la Financière Agache (propriété de Bernard Arnault, qui possède aussi Le Parisien et Les Echos) et Bayard Presse (La Croix, Phosphore). En général, un grand patron s’offre un journal comme “danseuse utile” pas pour augmenter ses bénéfices. L’ESJ Paris ne fait pas partie des quatorze écoles reconnues par la profession, contrairement à l’ESJ de Lille, avec qui elle n’a pas de rapport. N’empêche, dans le communiqué, l’ESJ Paris entend désormais « renforcer sa position de référence dans le domaine de l’enseignement journalistique, en particulier en économie ». On espère que, toutes tendances rassemblées, ils n’oublieront pas dans leur investissement les cours d’histoire, de sens critique, de détection des fake news et de… déontologie.
Catherine Schwaab
Diffusion : mercredi 20 novembre 2024 sur France 5 à 21 h 05