Ils ont une âme de journaliste, et une plume de romancier. Alors ils réussissent, au terme de longues recherches, à produire un « roman vrai ». Danièle Georget et Michel Moatti publient ces temps-ci deux ouvrages ancrés dans l'histoire de deux œuvres légendaires : l’opéra « Carmen » de Bizet, et le film « Rebecca » de Hitchcock. Captivant.
Danièle Georget, ex-rédactrice en chef à Paris Match pendant plus de 20 ans. Une plume rodée, efficace, et très drôle
Nous sommes au début des années 1870, Georges Bizet, compositeur, a dépassé la trentaine et rêve de devenir une star aussi adulée que le joyeux et très mondain Offenbach. Quand l’Opéra Comique lui passe commande de « quelque chose de gai », il produit « Carmen ». Pas vraiment « gai ». Mais tellement flamboyant, original, moderne.
On a oublié que lors de sa première, cet opéra fit un flop. Mal préparé par les musiciens, mal mis en scène, en plus il dépeignait une femme libre, séductrice et sans tabous. Un scandale dans cette France conservatrice qui, au lendemain de la victoire de l’Allemagne sur l’Empire - la France a perdu l’Alsace et la Lorraine – hésitait encore entre République et Monarchie.
Le livre est une authentique fresque formidablement documentée. On voit vivre Paris : ses théâtres rutilants, croulant sous les dettes, ses grands boulevards bordés de cafés Second Empire, ses salons exubérants, ses chambres de bonne. On sent le baromètre de l’argent qui dirige tout : cocottes vénales, directeurs de théâtre radins et hypocrites, artistes jaloux, aristocrates méprisants ou généreux, souvent érudits, journalistes ignares ou corrompus, grandes familles (les Halévy, Ludovic rédigera le livret de Carmen), …
Et les politiques : l’arrivisme, le manque de courage, les grandioses et les minables. Tout est vrai, documenté, (une trentaine d’ouvrages et correspondances) décrit avec précision, dialogué comme si vous étiez. La langue est belle, raffinée, mais ironique, féroce, impitoyable. Le pauvre Bizet se fait souvent laminer - même en amour - mais il ne lâchera rien, c’est héroïque. On se souvient que le pauvre décèdera avant de voir le triomphe de son opéra à Vienne quelques mois après sa mort.
Si vous aimez être transporté, vous allez adorer plonger dans ce monde à la fois créatif, mercantile et frivole où rien n’est laissé de côté, ni la sociologie des classes, ni les convictions, ni le détail des personnalités. C’est le talent journalistique de l’auteur (qui a signé une demi-douzaine de livres dont une bio de Joe Kennedy et un génial Dictionnaire amoureux de l’Ukraine). Elle donne à voir, à rire et à humer. Et finalement, au fil des pages, on se dit que la France, les Parisiens n’ont pas tellement changé : tocades, vacheries, snobisme et lâchetés ne nous changent pas beaucoup d’aujourd’hui. Mais on s’amuse beaucoup.
Michel Moatti, ex-journaliste devenu écrivain. Auteur d’une douzaine de romans dont “Retour à Whitechapel”
1939 à Culver City, le quadrilatère des studios des majors, ici RKO de David O.Selznik. L’auteur, Michel Moatti est un grand cinéphile qui connaît non seulement ses classiques mais surtout les dessous des films et de leur production. Il connaît par coeur « Rebecca » d’Alfred Hitchcock, a dévoré les interviews et souvenirs de l’actrice Judith Anderson qui incarne l’inquiétante Mrs Danvers face à la vulnérable Joan Fontaine. Dans son livre, c’est elle qui parle au « je ». Et d’emblée, on se glisse dans son cerveau, dans son œil lucide, curieux, sensible et sans indulgence. Si elle a eu l’heur de plaire au redoutable Hitchcock qui appréciait son talent, c’est peut-être à cause de ses descriptions sans pitié. Et c’est ce qui est jouissif.
Elle a pour partenaire le délicieux British Laurence Olivier. L’acteur-star est hélas flanqué de son insupportable fiancée Vivien Leigh (auréolée de son triomphe dans « Autant en emporte le vent »), enragée de ne pas être au casting de « Rebecca » ; Olivia de Haviland, n’est pas loin, sœur de Joan Fontaine, elle est ravie de la remplacer quand celle-ci est au bord du gouffre. Ce qui arrive souvent. Bonjour l’ambiance.
Au fil d’une trentaine d’épisodes, Judith Anderson nous narre les horreurs et les drôleries du tournage, la complicité et les manigances, les secrets d’interprétation et les ratages, les décors qui s’écroulent et les scènes hystériques ou effrayantes… Les soirées chez Charlie Chaplin et les tête-à-tête entre Hitchcock et son producteur David O. Selznick. Tout est vrai.
Mais plus piquant encore : figurez-vous que cette année-là, un tueur en série a réellement sévi à Hollywood, s’acharnant sur une demi-douzaine de starlettes. De quoi augmenter la tension. Entre deux cadavres et deux scènes tendues, Judith Anderson nous communique sa peur. Ca devient vraiment hitchcockien ! On nage en plein polar, entre suspicions et terreur. C’est incroyablement habile.
On aimerait que le shooting dure dix ans tellement on se délecte des échanges, des malaises, des perversions. Tout est localisé avec précision, le nom des rues, l’architecture des immeubles à Beverly Hills, les cafés et les bars sur Melrose. Une Amérique mythique, grandiose, à la fois créative et misérable, mais débordant d’une énergie vitale… De son écriture vive, précise, sensible, expressionniste, phrases courtes, efficaces, hilarantes, Michel Moatti est un auteur fabuleux, son livre est un bijou de confidences hollywoodiennes.
Catherine Schwaab
“Carmen des Grands Boulevards” par Danièle Georget. Ed Robert Laffont - 347 pages - 22 euros
“Rebecca. dans l’ombre de Hollywood” par Michel Moatti, éd. Hervé Chopin - 237 pages - 19,50 euros