Nos mères, nos fils… et le féminisme

Dans de très petits théâtres à Paris, des spectacles font réfléchir aux rôles alloués aux femmes par ces messieurs.

D’abord, il y a Romain Gary (incarné ici par Tigran Mekhitarian). Personnage fabuleusement multiple : écrivain sous son vrai nom et sous divers pseudos dont Emile Ajar, deux fois Prix Goncourt, scénariste, cinéaste, diplomate et un pilote de combat et résistant pendant la guerre. Sans sa mère, il ne serait jamais devenu cette star. Et séduisant en plus : mari de Jean Seberg, et « exclusivement intéressé » à « la femme », « sa féminité », résumait-il dans ses interviews. On comprend qu’avec le modèle qu’il a eu à la maison, la femme demeure à jamais son grand souci. Sa mère Mina Kaczev, on le sait aujourd’hui via « La promesse de l’aube », avait elle-même tracé le destin de son fils chéri. Est-ce une caricature de la mère juive ? Ou est-ce parce qu’elle avait perdu un premier enfant mort à 21 ans ? En tout cas, il n’était pas question de ne pas faire de « Roman » un héros, à la fois militaire, intellectuel et politique. Cette femme opiniâtre qui ne doutait de rien, parlait lituanien, russe, yiddish et français, a réussi avec une énergie et un culot fantastiques à hisser le parcours de son rejeton au niveau de ses folles ambitions.

La mère de Tigran Mekhitarian : « Mon fils tu es le plus fort ! »

Tigran Mekhitarian, lui, a fui l’Arménie à 4 ans avec sa mère et son frère. Il a grandi à Nice et Menton comme Romain Gary et… il avoue que sa mère ressemble beaucoup à Mina Kaczew !

Tirgran Mekhitarian, un ancien cancre devenu acteur et metteur en scène

Comme Mina, Madame Mekhitarian a plutôt réussi son affaire : à 33 ans seulement, son fils est déjà un auteur qu’on s’arrache. Prenez le petit théâtre Contrescarpe à Paris : eh bien, le patron convaincu lui a donné carte blanche – et un chèque en blanc ou presque – pour « monter ce que tu veux ». Et voilà cette « Promesse de l’Aube » ! Il a coupé le texte de 600 pages, adapté, mis en scène. Forcément, Romain Gary c’est lui ! Presque sans décor, entouré de lumières, de musiques, avec deux partenaires magnifiques, surtout Delphine Husté qui joue la mère avec l’accent : éblouissante d’autorité, d’amour dévorant et de foi en son garçon. Dans la vraie vie, cette Mina Kaczew lui a si souvent mis la honte ! En fait, elle est bien plus héroïque que Romain Gary.

Les saluts de La Promesse de L’aube au théâtre Le Contrescarpe à Paris. De g. à dr. Tigran Mekhitarian en Romain Gary, Leonard Stefanica, acteur et musicien, et Delphine Husté, la mère de Romain Gary, bluffante

A la lumière des combats féministes d’aujourd’hui, on mesure l’incroyable volonté de cette femme qui a résisté à tout : l’exil, la pauvreté, l’antisémitisme, la solitude. La mère de Tigran Mekhitarian a aussi cru en son garçon à l’époque où il était en total échec scolaire, en train de rater son bac. « Si tu le passes, je te paie le cours Florent à Paris » lui a-t-elle dit. Banco. Il l’a eu.

Femmes qui doutent, femmes en lutte

Question à 10'000 entrées : quand on est femme, faut-il être portée par un amour maternel démesuré pour oser devenir féministe, croire en soi, soulever des montagnes ? Faut-il transposer son énergie vers une réussite qui n’est pas la nôtre pour oser montrer sa force ? Faut-il avoir traversé l’oppression d’une dictature pour afficher sa rage de vivre, de gagner ? Ou est-ce qu’on fonctionne au trop-plein ? Voyez les femmes iraniennes, persécutées, inféodées : Mahsa Amini a été le déclic ; ensuite, collectivement, elles ont pris confiance, réussi à déstabiliser ce régime phallocrate. Oui, il faut un choc pour dépasser, « trahir » le rôle que ce monde de mâles t’a alloué.

« Dépossédées » de toute identité, volonté, statut

A l’autre extrême d’une démonstration féministe, se joue Les Dépossédées au Théâtre du Funambule à Montmartre. Sous son allure de récital de chansons vintage (Brigitte Fontaine, Reggiani), c’est un spectacle de combat. Les deux actrices-chanteuses Marie Charlet (la mère) et Anne Cadilhac (sa fille) sont censées incarner deux cousines de Jackie Kennedy qui ont réellement existé ; mais là n’est pas le sujet. Elles sont recluses dans une maison misérable et isolée, loin des hommes. Car victimes des hommes. Trop fantasques, trop incontrôlables, trop anti-conventionnelles pour cette famille pétrie de règles et de tabous.

Au Funambule à Paris, les féministes ratées Anne Cadilhac (à g.) et Marie Charlet (la mère) ne sont pas “Dépossédées” de leur humour. Texte et mise en scène de Yann de Monterno.

Et c’est là qu’on observe l’autre attitude qu’ont les femmes face à l’oppression : il y a Mina Kaczew le bulldozer qui n’a pas besoin des hommes pour arriver à ses fins, et il y a ces deux « queues de race » Kennedy, aigries, cassées, sans illusions. Avec une ironie dérisoire, mais un vrai talent d’interprète, ces deux actrices racontent leur fiasco. Les humiliations, les abus, la déchéance. On est à la fois dérangé par ce burlesque désespéré, et conquis par ces voix magnifiques, cette pianiste virtuose qui racontent les vérités machistes.

Alice Sapritch et les hommes : une moche intelligente, bluffante

Marie Charlet, une Alice Sapritch féroce et sûre d’elle au Theâtre de Nesle

Coincidence ? En même temps qu’elle joue les mardis et mercredis cette vieille cousine Kennedy méprisée, Anne Charlet incarne au Théâtre de Nesle les vendredis et samedis une figure de la France des années 60-80 : Alice Sapritch. Une créature brillante qui ne comptait pas sur son physique pour s’imposer dans un monde masculin. Elle incarnait des méchantes, évidemment, la cruelle Folcoche, Marie Besnard la criminelle. Avec un demi-siècle d’avance, elle menait le combat. Et un demi-siècle plus tard, elle est à la mode.

Catherine Schwaab

DANS L'OEIL DE CATHERINE SCHWAAB

DANS L'OEIL DE CATHERINE SCHWAAB

Par Catherine Schwaab

JOURNALISTE MULTI CARTE Paris Match

Fashion Mode d’emploi (Flammarion)

Sciences Po - HEI Genève

Théâtre. Expos. Sorties. Restos. Toutes les tendances.

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