Seule en scène, Anna Mouglalis explose d’une colère froide, d’un désespoir furieux contre l’hétérosexualité. Un choc. Le texte est impitoyable, beau, pur, parfois cru, l’actrice : très forte, impeccable. Une oeuvre courageuse et puissante, de salut public.
Ovidie, vous connaissez ? Tout le monde la connaît. Une intello bourrée de diplômes, philo, littérature, auteur d’une trentaine de livres, réalisatrice d’une quinzaine de films, d’une douzaine de documentaires et ex-actrice porno. Oui, elle a fait partie de ces cerveaux brillants qui aiment ressentir dans leur chair la condition des travailleurs. Travailleurs de la terre, du bitume, ou du sexe, comme l’écrivain Emma Becker par exemple. Elle, Ovidie, ce fut quatre ans de films pornos. Elle s’est donnée à fond. En défendant farouchement ce métier, elle en est devenue star. Mais féministe. Un paradoxe. Elle vous démontrait, expérience à l’appui, que tourner dans un film porno peut être source d’épanouissement. Bon. Tout le monde n’a pas sa grande gueule et son intelligence pour réussir à se faire respecter dans ce milieu.
Son père proviseur et sa mère directrice d’établissements psychiatriques ont dû s’arracher les cheveux. Ils avaient beau avoir le cœur à gauche, là elle poussait un peu, Eloïse. Oui, elle s’appelle en fait Eloïse Delsart. Ovidie, - rien à voir avec Ovide – était une petite rate planquée et marginale dans une bd de Ptitluc. Marginale, ça lui parlait. A l’époque, elle s’affichait gothique, sombre, un peu inquiétante ; ça l’a protégée.
Donc déclarée « féministe pro-sexe », Ovidie a construit sa première carrière sur cette image de fille qui aime la chose. Elle voulait « déculpabiliser les femmes vis-à-vis de leur corps afin qu'elles cessent d'avoir peur de leur désir ». En 2004, elle a 24 ans, elle arrête le porno et passe derrière la caméra. Elle a appris le métier sur le tas avec Marc Dorcel, une légende du X. Certains disent « du X sympa, bon enfant » N’exagérons pas. Mais il est vrai que depuis, les choses ont bien changé. Avec la gratuité des films pornos accessibles partout et sans contrôle, c’est la dégringolade. Plutôt la jungle : les filles sont maltraitées, sous-payées, humiliées… Les ados font leur éducation sexuelle avec ces films dégradants. Alors Ovidie s’est engagée dans ce combat.
Mais dans ce texte joué à l’Atelier, elle est plus perso. Elle exprime son écoeurement des hommes, sa répulsion. Le tout avec une violence clinique et un humour vachard, ravageur. A entendre les rires dans la salle, pour les femmes, c’est jouissif. Pour ces messieurs, c’est carrément l’inquisition. En gros, elle rapporte crûment combien « les hommes baisent mal », ne pensent qu’à leur plaisir, sont laids et réclament beauté et fraîcheur de leur compagne qui fait toujours semblant, traînent leur épouse aux partouzes et se croient tout-puissants. Mais où est passée la femme cool qui aimait ça ? Celle qui rassurait les mecs, « tellement obsédés par leur bandaison » ? Son texte exprime une saturation. Il lève le voile sur un mensonge. Raconte le machisme aveugle et la brutalité viriliste. C’est d’une verve, d’une férocité… Et d’un réalisme. Ovidie n’en peut plus des amours hétéros, et elle le crie.
C’est là qu’on mesure le talent – le courage – de l’actrice qui l’incarne. De sa voix profonde, presque masculine, Anna Mouglalis balance ces phrases comme des poignards. Toute en rage contenue, elle est extraordinaire. Elle, l’égérie iconique de Chanel, la Présidente de la République de Baron Noir, Phèdre, Mademoiselle Julie… L’actrice montre ici toute la puissance de son tempérament. Ovidie l’a choisie. Ovidie, c’est elle, c’est fou ! Enfin, pas tout à fait, ok.
Mais forcé de se remémorer ses prises de position fermes sur le harcèlement sexuel dans le cinéma. « Parce que je n’ai pas eu à en souffrir, je le dénonce haut et clair », disait Anna Mouglalis à propos de Philippe Garel incriminé par plusieurs actrices. L’actrice résume le problème : "Le réalisateur va vous choisir pour le rôle s’il est séduit, alors que moi je n’y vais pas pour le séduire mais pour jouer le rôle d'une femme séduisante, pour exercer mon métier. S'il est séduit, on entre dans la tyrannie du désir. C'est très pénible. Il faut de nouveaux récits dans le cinéma." D’ailleurs elle le confesse, et on l’observe : sélective, elle ne joue pas autant que sa célébrité - sa “bankabilité” - le lui permettrait.
Comme souvent, ces “nouveaux récits” commencent dans le spectacle vivant. A la fin du solo, la salle enthousiaste, secouée, se lève pour applaudir. Femmes et hommes d’un même élan. Ensuite, sur la place Charles Dullin devant le théâtre, les discussions fusaient, indifférentes à la pluie qui ne refroidissait pas les débats. Lentement mais sûrement, les choses avancent.
Catherine Schwaab