Sa chorégraphie se joue à Paris jusqu’au 20 avril. Vous allez frissonner d’émotion. La fluidité classique se marie à l’énergie contemporaine dans une création condensée en une heure et quart. L’occasion de rencontrer ce créateur étonnamment modeste.
C’est un directeur de compagnie opiniâtre, un chorégraphe prolifique et discret, aux antipodes de la diva caractérielle qu’on a connu dans le milieu de la danse. Pourtant, Julien Lestel pourrait largement afficher sa prétention : il a brillé, séduit partout où il est passé, de l’Opéra de Paris au Conservatoire Supérieur de Paris, des très réputés Ballets de Monte Carlo aux Ballets de Zurich et Marseille ; il a dansé pour des créateurs légendaires : Pina Bausch, Jerome Robbins, Jiri Kylian, William Forsythe, Angelin Preljocaj, Lucinda Childs, Carolyn Carlson… sans oublier Noureev le Terrible. « Il m’a épargné, j’étais petit rat ! » rigole Julien. Les anecdotes sur la dureté du maestro, il les a vécues. Quand il n’obtenait pas ce qu’il voulait, le Russe balançait un thermos vers les danseurs. Impatient, humiliant, autoritaire… Du genre à téléphoner de son hôtel aux danseurs au milieu de la nuit pour venir « répéter ce passage tout de suite ». Un folklore tortionnaire impensable aujourd’hui.
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Les choses se sont moralisées depuis, Dieu merci, mais l’école de l’Opéra de Paris reste une épreuve psychologique pour ces enfants. Julien n’a pas oublié, il y a plus d’une trentaine d’années : « J’avais 11 ans, j’ai quitté Narbonne, mes parents, voyagé seul en train de nuit… Il n’y avait pas de portable, un seul coup de fil aux parents autorisé par semaine, des règles impitoyables, pas de larmes, pas de plaintes, et pas mal d’humiliations… Alors on mûrit plus vite, on se responsabilise, on se blinde… » Lui se comporte à l’opposé de ce régime militaire avec ses danseurs. « J’ai à cœur de cultiver l’harmonie dans mon équipe. Alors je passe beaucoup de temps à les écouter, les conseiller, les rassurer… » On connaît la fragilité de ces artistes toujours en concurrence, toujours sous pression… Un bon danseur ne fait pas forcément un bon manager. Eh bien, Lestel possède cette attention à l’autre. Parce qu’il n'a pas de frustration, il a réalisé ses rêves. « Et je reçois un tel amour en retour quand je donne…. » Simple. Une attitude payante, en plus. Il les connaît si bien, ses danseurs, qu’il perçoit leur potentiel mieux qu’eux-mêmes. « Oui, ils se découvrent, ils vont au bout d’eux-mêmes… »
On sent ans son travail l’influence des chorégraphes qu’il a pratiqué, surtout Pina Bausch, Kilian et Preljocaj.
Eblouissante démonstration ici : ses 5 danseuses et 5 danseurs sont magnifiques. Lestel a repris « Carmen » l’opéra de Bizet, en l’épurant, le débarrassant de ses fanfreluches et espagnolades. Carmen est une femme libre qui aime les hommes, « mais pas une manipulatrice ni une fille volage ou égoïste. Une femme d’aujourd’hui qui revendique l’égalité. ». Dans le rôle, Mara-Whittington est parfaite : grande, forte, elle sait déployer douceur, grâce et autorité. Les deux hommes qui se la disputent, (Don José et Escamillo) sont carrément époustouflants : Maxence Chippaux et Titouan Bongini dégagent une folle sensualité teintée de fragilité. Les 7 autres sont formidables aussi : ils savent tout danser, des figures classiques, contemporaines, et pas mal de breakdance sur les musiques de Ivan Julliard ; oui, Bizet et le rap se marient très bien, rien d’incongru, c’est souple, fluide, ça glisse et ça passe par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel affectif : la passion, la rage, le combat, et le déchirement, la féminité subtile, la fusion des corps et la beauté graphique. Très fort. La salle est transportée. D’ailleurs, au lendemain de la générale, sans aucune critique dans la presse, le bouche à oreille parisien a fonctionné : « On était presque pleins ».
L’argent, la billetterie … Le nerf de la création. Entrepreneur privé (un peu subventionné), Julien Lestel ne perd jamais de vue le public. Obligé. Il alterne donc créations originales et créations sur des œuvres connues qu’il revisite sans les mutiler. Sa « Carmen » est moderne, mais accessible. Pas question de partir sur des chorégraphies incompréhensibles. Il a une conscience marketing ! sa productrice s’appelle Alexandra Cardinale, une ancienne danseuse, brillante femme d’affaires. Le chorégraphe énumère : « Il faut payer les danseurs pendant les répétitions, les loger, les nourrir, les transporter, il y a les techniciens, la location du théâtre… » Combien de soirées passées à refaire les calculs… Ou à convaincre un sponsor. Le budget de « Carmen » n’est pas totalement couvert. « On s’est donné six mois ».
Les dates de tournée affluent à l’agenda jusqu’en 2026. Si vous n’habitez pas Paris, allez sur son site. Mais surtout, ne le ratez pas.
Catherine Schwaab
Les saluts lors de la générale, mercredi 9 avril à Paris. Lestel est en costume gris et Alexandra Cardinale en combi-pantalon noire. Carmen en pantalon rouge, “ses” 2 amoureux en marine et en rouille.
« Carmen » au Théâtre Libre 4 Bd de Strasbourg Paris 10é. Metro Strasbourg St Denis jusqu’au 20 avril 2025, puis en tournée.