Mais pourquoi des défilés Haute-Couture aujourd'hui ?

Dans le contexte tragique de cet été 2025, il y a comme une incongruité à célébrer la mode, la beauté, la fête, l’artisanat de luxe. Pourtant, deux créateurs imposent leur geste.

La Fashion week. Comme quatre fois par année, la mode prend ses quartiers. Il y a les défilés de prêt–à-porter à New-York, Londres, Milan, Paris, et les défilés Haute Couture à Paris ces jours-ci. Un monde hors sol alors que les chiffres d’affaires du luxe vacillent dangereusement. Sauf à Singapour, ok, ultime repaire des super-riches qui continuent de jouir sans entrave, indifférents aux soubresauts de la planète. A moins qu’ils choisissent d’allumer les derniers feux de leurs fêtes fastueuses et des frivolités extravagantes avant la fin du monde.

Admirer des robes à 60000 euros, c’est indécent ?

N’y a-t-il pas une sorte d’indécence à s’afficher en « front row » en robe à 10 000, 60'000, 150 000 euros quand, tout près de chez nous,  l’Ukraine saigne, des bombes tuent, et Gaza meurt de faim ? On a beau savoir que la mode et le luxe, c’est très sérieux, ça rapporte à la France presque autant que l’aéronautique, impossible de se borner à une pure critique promotionnelle des collections présentées. Lesquelles, comme par hasard, se retrouvent chamboulées par de nouveaux créateurs fraichement nommés, - afin de créer de féconds électrochocs -, et amputées cette saison de la maison Dior, Jonathan Anderson n’étant « pas prêt ». Tout comme Mathieu Blazy, nouveau DA de Chanel qui laisse « le studio » présenter les créations maison.

Franck Sorbier : le mirage fou d’un « Eldorado »

Dans cette étrange ambiance, au milieu de deux guerres toutes proches et d’une planète qui brûle, il en est un qui, au fil des tempêtes qui ont secoué sa petite maison, cultive son regard concentré d’historien-sociologue imperturbable. C’est Franck Sorbier, 64 ans, dont 37 ans de mode. Avec sa femme Isabelle, sa « passionnaria », celle qui, quand l’argent manquait, ne l’a jamais laissé perdre la passion, il construit ses collections-témoignages. En racontant une histoire à travers ses robes, il nous parle de nous.

Or et corsets compressés pour ces trois modèles Haute Couture Franck Sorbier

A chaque décennie sa chasse au trésor

Cette année, il a choisi « L’Eldorado ». « Un mythe qui fonctionne toujours, dit-il. Au 16ème siècle c’était l’or des Incas. Hier c’était le pétrole, la Silicon Valley, les cryptomonnaies, les nouveaux riches en Chine pour le monde du luxe, aujourd’hui c’est l’intelligence artificielle, demain, ce sera le tourisme dans l’espace…. » Sur le mode cynique et ironique, le couturier observe, amusé, cette permanente, frénétique « chasse au trésor ». Pas sa came. Sorbier est un poète et Isabelle est sa réalisatrice. Mais l’un et l’autre ont le sens des réalités. Des drames qui se jouent sous nos yeux.

Certes, pour durer, le couple a trouvé des sponsors, des « marraines » (Marie-Laure de Villepin, Madame Pinault…) habillé des stars, mais il n’a jamais poursuivi cette soif de croissance qui préside chez LVMH par exemple, ou même chez Armani.

Le défilé Franck Sorbier : des ors, des ocres et des noirs sur la planète Incas

Et pourtant, ils ont réussi leur « story » : dans l’univers frelaté du luxe et des influenceurs qui ont la sensibilité d’un parquet, ne distinguent pas une mousseline d’un voile de coton, ignorent leur Histoire, les Sorbier sont un repère. Une sorte de phare inoxydable dans la débandade du style. Sorbier se dit « artisan », il se fait sociologue. Mais il possède le génie de la Beauté pure. Son dernier défilé salle Wagram, devant un parterre d’amis (par exemple CharlElie Couture et sa fille actrice Yamée, la « marraine » Catherine Wilkening, belle brune, actrice et sculptrice sans concessions), il a subjugué une fois encore avec des modèles or et ocre, et une danseuse aérienne déposant un point final avec grâce. C’était intense et sobre. Un instant de création pure qui a libéré nos esprits soucieux.

Catherine Wilkening actrice et “marraine” du défilé, Franck Sorbier, la 1ere danseuse de l’Opéra de Paris Sylvia Léon-Saint-Martin, et le jeune mannequin Isabelle Gorshkov

 Rami Al Ali, politique et glamour

Un mille-feuille de mousselines pour cette robe Haute Couture Rami Al Ali

Le Syrien Rami Al Ali a déjà 53 ans, et beaucoup de chroniqueuses parisiennes le découvrent aujourd’hui car il est invité pour la première fois par la Fédération Française de la Haute Couture qui a compris qu’il fallait s’ouvrir aux trois autres continents. Imane Aissi le Camerounais avait eu les honneurs de cette ouverture en 2020. Avec ces créateurs, la mode prend soudain des allures politiques.

Avec Rami, c’est clair : quand il répond aux interviews, il ne parle pas la langue (de bois) LVMH, non il parle de son passé à Damas en guerre, entre un père architecte et une mère historienne, puis de sa migration à Dubai (où, après avoir été employé par des marques locales, son talent de couturier a conquis la jet set et les têtes couronnées), il parle du nouveau maître de la Syrie, le chef rebelle devenu président par intérim, Ahmed el-Chareh. Il y croit, il est plein d’espoir. « On a aujourd’hui beaucoup plus de liberté pour nous exprimer politiquement, humainement, créativement. Nous avons beaucoup à dire, et surtout, nous avons gagné en audace et en courage pour le dire », insiste-t-il.

Inspiration : villes-martyres

Un modèle Haute Couture Rami Al Ali

Démonstration aujourd’hui au Palais de Tokyo. Face à un front row pavé de fortunes en or massif, il a été à la hauteur des attentes. Sur le thème de Damas, Alep, Palmyre, villes-martyres, Rami Al Ali - comme Franck Sorbier - travaille ses tissus avec une virtuosité éblouissante. Là, c’est la mousseline de soie, en mille-feuilles, en couches pailletées, en ornementation armurée. C’est glamour et follement luxueux.

Une Haute-Couture engagée ?

L’avenir de la mode viendra peut-être de ces pays en souffrance, de ces gouvernements en devenir, de ces créateurs qui tiennent un discours engagé, avec des robes à 100'000 euros, okay, mais qui puisent leurs racines dans leurs origines, dans la souffrance et le combat. Rami est partageur : comme notre couturier Stéphane Rolland, il reçoit les jeunes créateurs, les aide, a ouvert une plate-forme qui les met en contact avec des sponsors potentiels.

Rami Al Ali vient saluer à la fin du défilé au Palais de Tokyo

On espère voir un jour sur nos podiums parisiens des créateurs venus d’Iran, d’Ukraine et de Gaza.

Catherine Schwaab

DANS L'OEIL DE CATHERINE SCHWAAB

DANS L'OEIL DE CATHERINE SCHWAAB

Par Catherine Schwaab

JOURNALISTE MULTI CARTE Paris Match

Fashion Mode d’emploi (Flammarion)

Sciences Po - HEI Genève

Théâtre. Expos. Sorties. Restos. Toutes les tendances.

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