DANS L'OEIL DE CATHERINE SCHWAAB

Sorties parisiennes, bons plans parisiens et autres, chroniques et réflexions sur la vie, la mort, les djeuns et la coiffure !

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Par Catherine Schwaab
6 oct. · 2 mn à lire
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Quand un Libanais vous raconte sa vie … On rit, on pleure, on rit

Philippe Aractingi a 60 ans, il est cinéaste-réalisateur au Liban et en France, il n’a pas le bac, mais il a la verve. Vu l’image que nous renvoie le Liban ces temps-ci, on a une folle envie d’aller l’écouter au Théâtre Essaion.

D’habitude, il est derrière la caméra. Là, il est dans la lumière, et visiblement, il aime ça. Pas pour jouer les divas. Pour com-mu-ni-quer. D’habitude, il parle à une équipe, à une famille, à des copains, à la Commission d’avance sur recettes du CNC… Là, Philippe Aractingi a cent personnes en face de lui. On est tous ses amis. Sans être jamais monté sur scène, il nous associe sans peine à son récit. Avec l’aide de sa metteure en scène et amie Lina Abyad, il évite les pièges du cabotinage. Il raconte sa vie de Libanais né dans la paix et grandi dans la guerre. “Les” guerres. Les ruptures. Les traumatismes. La mort. Mais il possède ce truc de Libanais irrésistible qui empêche l’apitoiement. Il imite, commente, vous prend à témoin, ramasse en trois formules les pires moments, et les émotions les plus déchirantes. Ca semble un cliché mais tout est vrai.

Le spectacle donné au Festival de Carthage.

Dans ce petit théâtre de 100 places situé derrière Beaubourg, aménagé dans de profondes caves bien restaurées, les Parisiens et beaucoup de Libanais de Paris viennent écouter ce compatriote qui leur parle « comme là-bas ». Il y a « un ton libanais », mélange de truculence et de romantisme, avec ce sens des raccourcis qui associe les drames et l’humour. L’absurdité de situations désespérées et la chaleur de l’empathie. Dans ce pays privilégié qu’est la France, on reste subjugué par ce qu’on appelle la « résilience libanaise ». Cette expression toujours martelée, les Libanais ne la ne supportent plus. C’est comme s’ils n’étaient pas faits comme nous. Mais non, ils accumulent juste une série de “post- post- post- post-… traumatic syndroms”, comme dit Aractingi. Et débrouille-toi pour te soigner et continuer de vivre sans peser sur les autres.

Dans la salle, des Libanais (es) éclatent de rire, à cause d’un vécu commun

Son « seul en scène » est une thérapie. Ca sonne comme une conversation complice avec une salle qui le comprend à demi-mot, saisit au vol ses exclamations en arabe, éclate de rire, a vécu en gros les mêmes choses que lui. Cette densité collective apporte beaucoup au spectacle. Irrésistible et bouleversant ; certains sortent en larmes, mais on rit beaucoup. Aractingi, en jean dans son décor foutraque, commence par évoquer les déménagements incessants, communs à tant de Libanais. « Au Liban, personne n’a la chance de mourir où il est né. »

Il ne parle pas de la situation politique d’aujourd’hui, il parle de sa vie en s’attardant sur une enfance dyslexique, ponctuée par les guerres, l’apprentissage du nom des armes, la reconnaissance du bruit des bombes à un âge où on apprend plutôt le nom des fleurs. Mais aussi les émois à côté du dortoir des filles et la sévérité de l’éducation chez les Jésuites. Son père lui achète un magnifique piano allemand (alors que sa sœur n’a droit qu’à une flûte !) puis un Pentax qui déclenche sa vocation. La mère réagit devant ses échecs scolaires : « Oui, mon fils, tu es différent : tu es supérieur… » En France, Aractingi évoque, encore incrédule, l’arrogance du CNC qui lui assène que « votre scénario ne reflète pas la réalité libanaise » ! Tant pis pour le CNC : devenu aussi producteur, il a bouclé dans sa vie une cinquantaine de documentaires et de films.

Philippe Aractingi et sa metteure en scène Lina Abyad

Grâce à des écrans vidéo, des extraits de film, des photos, des musiques, des citations, le spectacle est très animé parce que, dans sa « terreur de monter sur scène », ce réalisateur avait peur d’ennuyer les gens. Grâce à ce ton de narration personnelle, et la mise en scène bien rythmée de Lina Abyad, une relation intime se crée. Philippe Aractingi ne fait pas l’acteur, il vit son propos. « Pourquoi ai-je eu le malheur de naître au Liban, et pas en Suède ? » Il ajoute, interloqué : « La Suède qui a tout, et le plus fort tôt de suicide au monde ! »

Au fil de tous ses combats, de ses humiliations d’étranger en France, de fixeur et de photographe de guerre pour les reporters français au Liban, il a développé une perception fine des relations humaines. Il est sans rancœur, c’est un être positif. Mais là, il FALLAIT que ça sorte. Ce passé ne passe pas, Aractingi en a fait un show. Qui tombe tragiquement à pic ces temps-ci. En allant l’écouter, on se confronte à un proche victime d’une monstrueuse injustice du destin.

Catherine Schwaab

“Parlons, il est temps, més-aventures de cinéaste franco-libanais” de et avec Philippe Aractingi.

Tous les mardis à 19 h au théâtre Essaion à Paris jusqu’au 29 octobre 2024