On le connaît depuis toujours. Récemment, Sam Karmann incarnait sur scène un Freud angoissé et impuissant au théâtre. Mais on garde en mémoire ses « Navarro », « Cuisine et dépendances », « La vérité ou presque ». Humour et jeu subtil. Ici, il y ajoute l’émotion intime.
Avec son physique régulier, sa longue silhouette fluide, son regard facilement ironique, on pressent le type intelligent, pas l’acteur monomaniaque polarisé sur son métier, incapable de parler d’autre chose. Pour l’avoir rencontré et interviewé quelques fois, je confirme. Karmann est un homme engagé, avec un regard critique sur notre monde, et qui ne craint pas de prendre position.
Les gens l’ont adoré dans les « Navarro », « Le Grand Pardon », les films de Bacri-Jaoui… Son jeu vif et sec, son humour font partie depuis 30 ans de notre paysage familier. Il a joué dans plus d’une centaine de films, téléfilms, pièces… Un style dépouillé, et toujours une « présence », comme on dit. Il se glisse dans tous les registres. Grave, narquois, tragique… Au cinéma, à la télé, sur scène, il n’est jamais mauvais. D’ailleurs, comme acteur et comme réalisateur, il a reçu moult distinctions, Molière, César… « tout le bordel » comme il dit.
C’est un auteur qui possède un impeccable sens du tempo littéraire. Illustration par exemple avec une de ses dernières créations, le téléfilm « Amis d’enfance » sorte de huis-clos dans un jardin où les caractères émergent et les liens se délitent, explosent. Subtil et féroce.
Une histoire dingue, et une leçon de théâtre
Au théâtre de la Scala à Paris, dans une salle où les gradins du public enrobent la petite scène, Sam Karmann nous raconte comment il est devenu Sam Karmann. Et c’est génial.
Au départ, il voulait parler de sa mère, et seulement d’elle, de Colette Rochet. Puis, en dialoguant avec Denis Lachaud, son co-auteur, il a creusé sa propre histoire. Bien obligé de constater que cette mère a constamment influencé sa vie. Donc sur scène, il commence par elle. Une Française chic, père diplomate, et qui épouse un Egyptien alcoolo et fruste. Elle vivra 14 ans à Port Saïd, Egypte, fera six enfants et finira par y rencontrer le grand amour, Poldy Karmann.
Sans décors et presque aucun accessoire, par sa seule narration chaleureuse, complice, drôlatique, l’acteur évoque ces années 40 et leurs clichés gratinés sur le rôle de la femme.
Il a préparé médecine, et fut « admissible » !
Progressivement, il parle de sa propre trajectoire, lui le fils préféré qui devait devenir médecin. Qui s’appelait d’abord « Samir Hafez ». Et « Dominique ». Oui, à l’époque, la laïcité avait tout son sens : on pouvait être né d’une mère chrétienne, avoir un père musulman, un géniteur ashkenaze, et ignorer ces différences confessionnelles, tellement la religion était peu présente dans la vie sociale. Le rêve… impensable aujourd’hui.
C’est perso mais ça nous concerne
Il y a le talent évocateur de Sam Karmann qui nous emporte sans effort apparent dans son tourbillon : l’Egypte, la France, l’éducateur pervers, le cours Florent, mai 68, le cabinet médical de ses parents… Et il y a l’intelligence de ce stand-up autobiographique, il se raconte sans la ramener. Il se sert des trajectoires familiales pour élargir le débat. Toucher vraiment à l’universel, nous remuer nous, intimement. En révélant ses écartèlements affectifs, les secrets, les scandales, les traumas, sa mère lucide, courageuse, incroyablement autonome, il parle d’aujourd’hui. Il nous fait rire en évoquant la bureaucratie pour changer de nom, le théâtre, la mémoire, le mariage de raison… Sans effort, le spectateur devient « Colette », « Poldy »,« Samir », « Dominique », puis « Sam ». C’est brillant. Dense. Inattendu. Complice. A la fois bouleversant et drôle. D’ailleurs à la fin, la salle conquise applaudit debout.
Pas un bruit, pas une toux pendant le show, et aux saluts, la salle se lève et applaudit longuement
Karmann a aujourd’hui 70 ans, deux fils qui ont chopé le virus (Martin Karmann, acteur récompensé récemment pour « Je m’appelle Asher Lev », son frère Léo, cinéaste et chroniqueur). Il vit toujours avec leur mère, la scénariste Catherine Wimphen, jolie femme au regard myosotis. Une famille aux racines enfin claires… Et qui rattrape par tous ses membres les non-dit d’autrefois. Sam-Samir-Dominique s’est libéré de ses conflits d’identité. Ca n’était pas gagné.
Catherine Schwaab
“Tant pis c’est moi” de Sam Karmann et Denis Lachaud
au Théâtre de La Scala à Paris , 13 Bd de Strasbourg, métro Strasbourg St Denis.
Jusqu’au 29 juin 2025
Catherine Schwaab
Paris Match - Sciences Po - IFM - Personnalités, théâtre, expos, mode, tendances
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