Le match Armani / Cardin : deux "natures"

Avec la disparition de ces deux acteurs majeurs, le théâtre de la mode perd deux « natures ». Deux Italiens qui en ont remontré aux Français, au monde. Il y a des points communs dans ces deux success stories

« Si c’était à refaire ? Je le referais mais je serais peut-être un peu moins sévère avec moi-même. » Giorgio Armani était un bourreau du travail, très exigeant envers lui-même…. Et envers les autres. La maison Armani était « une grande famille », d’accord, mais il fallait suivre. Ce perfectionniste têtu engouffrait toute son énergie dans son groupe. Un conglomérat de 9000 employés, 7 pôles industriels et plus de 600 boutiques pour une demi-douzaine de segments de marques dans le vêtement, de la Haute-Couture au Sport, plus des dizaines de déclinaisons de son nom, du maquillage à la déco. Et je ne parle pas de ses restaurants et de ses maisons, les siennes (Paris, New York, Milan, Pantelleria, St Moritz…) et celles, richement meublées, qu’il louait à une clientèle fortunée. On comprend qu’avec son management ultra-centralisé, il ait eu quelques angoisses et insomnies.

Sa réussite me fait penser à Pierre Cardin. Rien à voir en termes de caractères : Cardin était plus drôle et plus léger. Autoritaire, néanmoins lui aussi, signant toutes les fiches de paie à la main, mais…  Il aimait s’amuser, Armani, pas du tout. Par exemple, vers ses 80-90 ans, Cardin riait de s’intituler « producer » ! Produire des spectacles, c’était sa dernière folie, il produisait à pertes. Armani, lui, avait créé un théâtre, d’abord pour ses propres défilés mais, bon prince, sa Fondation aidait les artistes. Beaucoup plus structuré, Giorgio, plus austère aussi. On espère qu’il aura mieux organisé sa succession que Pierre.

Giorgio est mort à 91 ans, après s’être imposé un régime stakhanoviste de travail (debout à 6 h 30 !) et de gym – jusqu’à deux fois par jour, avouait-il ! Ce qui n’était pas le cas de Pierre Cardin, mort à 98 ans en 2020, et dont la gym consistait à bricoler, monter les escaliers, déménager les meubles, repeindre dans son palazzo Casanova à Venise, je l’ai vu faire, en vieux pantalon et chemise usée ! Il était moins athlétique que Giorgio mais plus cool, plus rigolo.

 Deux self-made men

Avec Giorgio, ça rigole pas

Avec Pierre à l’Académie des Beaux Arts, ça se déride un peu

Armani et Cardin, deux success stories italiennes : partis de rien, Armani près de Milan : Rinascente, Cerutti…  Cardin près de Venise, émigré italien, « on nous appelait les macaroni ». A Paris il a trouvé un job de couturier chez Paquin, puis Schiaparelli, puis Dior, avant de créer sa marque.

Deux empires. Deux styles. Comme Armani a lancé pour homme et femme l’allure déstructurée-chic et matières nobles, Cardin a lancé le design graphique-dépouillé, matières techniques, Op-Art. Lui s’est désintéressé des fringues une fois imposé son style. Il a préféré dessiner des meubles, des pièces géométriques, magnifiques ; et faire de l’argent à export et en signant des licences, un peu à tort et à travers. Car le but était de voir briller son nom sur la planète entière.

 Armani était plus « allemand » et, il faut en convenir, ce fut plus payant. « J’aurais peut-être aimé avoir un peu moins peur de me tromper, disait-il récemment, avoir le courage et l’assurance que je possède aujourd’hui. » Lui, peut-être moins sûr de lui, ne s’est jamais laissé dominer par la pulsion, la passion. Ses stratégies étaient mûrement réfléchies.

Peu d’amours, mais de vraies passions

Armani avec Sergio Galeotti

Cardin avec Jeanne Moreau

Pourtant, des passions, l’un et l’autre en ont connues : avec une femme et avec un homme. Jeanne Moreau pour Pierre, une femme-mystère pour Giorgio qui confesse avoir eu « quatre grands amours dans ma vie. Je n’ai pas eu le temps de vivre beaucoup d’autres relations amoureuses. J’ai trop travaillé », disait-il. Il a aimé un architecte, Sergio Galeotti 7 ans, de moins, qui a plaqué son métier pour co-fonder et manager la société Armani. Il est mort du sida en 1985. Armani s’étonnait d’avoir survécu à ce chagrin horrible.

Cardin a perdu son grand amour et son bras droit, André Oliver, en 1993, mort aussi du Sida. « Il avait un meilleur sens du business que moi. Il faisait vivre la maison », souriait Pierre. Lui s’exprimait volontiers sur sa vie amoureuse, contrairement à son compatriote Armani.  

L’un et l’autre avaient une sœur qu’ils adoraient. Rosanna pour Armani, et Giovanna pour Pierre. Des tempéraments forts qui ne mâchaient pas leurs mots. Armani disait qu’elle « était la seule à me faire rire » ; et Pierre disait qu’elle « me remontait les bretelles, trouvait que je vivais trop chichement ».  

Qui pour pérenniser la griffe ?

Chacun son style, ils ont imposé un…

…nouveau regard, une modernité

  

Cardin n’est plus, et malgré les querelles qui s’éternisent autour de l’héritage, son style perdure et plaît aux jeunes. Sa société, un peu moins. Armani, lui, semble avoir mieux préparé sa succession : ses nièces Roberta et Silvana Armani, son neveu Andrea Camerana ont parfois été évoqués pour prendre la relève. Mais Leo Dell’Orco, son collaborateur depuis 1977, peut aussi jouer un rôle via la fondation crée en 2016 et dont il siège au conseil. Au-delà des collections, il devra mettre en pratique la parole du maître, implacablement lucide : «  La mode devient une sorte d’art du divertissement. On a parfois l’impression que les vêtements n’intéressent pas tant que ça les créateurs. Pour moi, la personne est et restera toujours au cœur de ce que je fais. » Une façon de rappeler que la mode sert d’abord à nous rendre plus beaux et belles, plus séduisants (tes), plus sûrs (es) de nous. Ne riez pas.  

Catherine Schwaab

 

DANS L'OEIL DE CATHERINE SCHWAAB

DANS L'OEIL DE CATHERINE SCHWAAB

Par Catherine Schwaab

JOURNALISTE MULTI CARTE Paris Match

Fashion Mode d’emploi (Flammarion)

Sciences Po - HEI Genève

Théâtre. Expos. Sorties. Restos. Toutes les tendances.

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