DANS L'OEIL DE CATHERINE SCHWAAB

Sorties parisiennes, bons plans parisiens et autres, chroniques et réflexions sur la vie, la mort, les djeuns et la coiffure !

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Par Catherine Schwaab
24 sept. · 2 mn à lire
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« Le Mage du Kremlin » électrise La Scala

Le livre de Giuliano da Empoli, Grand Prix du roman de L’Académie Française, atteint les 500'000 exemplaires vendus. Question à 30 euros, le prix moyen d’une place : combien va atteindre son adaptation scénique ?

Si l’on en juge aux premiers retours, ce spectacle va faire un carton. Et c’est mérité. Condenser en 1 heure 40 un livre de 290 pages fondé sur des faits réels, ça n’était pas gagné. Eh bien c’est gagné, haut la main. Bravo à Roland Auzet, un metteur en scène qui vient de la musique contemporaine et qui maîtrise ici son affaire sur tous les tableaux : texte, direction d’acteurs, scénographie, décors, musiques…

Roland Auzet, le décoiffant metteur en scène et adapteur du texte de Giuliano da Empoli

L’histoire raconte le cercle intime de Poutine, son arrivée au pouvoir et son ascension.A travers son destin, on traverse toutes les mutations de la Russie, de la chute du Mur jusqu’à la terreur totalitariste en passant par le libéralisme, la propagande, les réseaux sociaux, les intrigues… et la guerre de Tchétchénie qui préfigure l’invasion de l’Ukraine.

Dans un magnifique et vaste décor allégorique, les 8 acteurs évoluent au fil des évictions, des conflits, des reprises en main. L’ensemble est cru, aiguisé sur un sol miroitant, composé de géométries blanches, rouges, noires, fauteuils carrés et canapés rectangulaires. Le fond projette en trois parties des vidéos abstraites, parfois des scènes de guerre, qui donnent l’ambiance. On est à la fois dans une froide société technologique, et dans l’effroi de l’oppression dictatoriale.

Une idée du décor anguleux et luisant pour une ambiance à la fois glaçante et frénétique

Philippe Girard effrayant

Le fil rouge est incarné par un conseiller de Poutine pendant 15 ans, Vadim Baranov (en réalité il s’agit d’un certain Vladislav Sourkov) ici incarné par l’éblouissant Philippe Girard. L’acteur possède à la fois la verve, l’humour, le cynisme, la sécheresse, il est impeccable. Face à lui, pour analyser les évènements, un jeune journaliste français ranime les faits.

Philippe Girard (à droite) et Hervé Pierre en Berezovsky face au conseiller Baramov

Autour d’eux : 4 comédiennes et 2 comédiens figurent les autres fonctionnaires au service du « tsar », lequel était au début surnommé « le mégot » ! Le mot serait du flamboyant Boris Berezowski (excellent, truculent Hervé Pierre), oligarque faiseur de roi qui enrage d’avoir été évincé, et d’avoir eu raison sur toute la ligne… On commence par le départ de Boris Eltsine et l’humiliation historique subie par les Russes lors d’une conférence de presse mémorable avec un Clinton hilare devant l’ivresse du Président russe. De là viendrait la parano de Poutine ? En tout cas, elle n’arrêtera pas de croître comme un monstre intérieur.

la troupe au complet lors des saluts enthousiastes à la Scala à Paris

Accrochez-vous !

En tant que spectateur, l’œuvre mobilise toutes nos facultés, il faut rester concentré : le propos est dense, les séquences s’enchaînent vite, les couleurs et les sons créent des uppercuts qui font sursauter. Roland Auzet ne perd pas de temps à répéter, à démontrer. Il a choisi des comédiennes et des comédiens bilingues, binationaux, donc certains entrelardent leurs répliques avec du russe, c’est très fort ! Ils endossent pour certains plusieurs personnages auxquels on croit d’emblée, tellement ils sont justes et puissants.

Il y a des femmes pleines de charisme, dont le corps élégant est aussi parfait que l’élocution (Karina Beuthe-Orr, Claire Sermonne, Irène Ranson Terestchenko…)Elles incarnent une féminité dominante, une autorité sans états d’âme. Certaines sont révoltées, opprimées, explosent en musique, en rap russe. Ca dépote !

Bref, c’est un spectacle total et fracassant qui vous emporte – ou vous cloue au fauteuil. Il déborde d’énergie et de violence, avec un réalisme impitoyable. C’est d’une beauté tragique. En sortant, on a l’impression d’avoir vu un opéra moderne, ancré dans des faits inquiétants qui nous sont imposés tous les jours à la télé.

Catherine Schwaab

“Le Mage du Kremlin” à la Scala Paris jusqu’au 3 novembre 2024