C’est un passionné qui prend son temps. Sa spécialité depuis trente ans : il achète les œuvres, ne les prend pas en dépôt comme tous les autres galeristes. Quand il aime, Alain Margaron sort son porte-feuille. La méthode lui a plutôt réussi : il vit confortablement de ses seize artistes. Alain Margaron est un amoureux des arts et des artistes mais qui sait compter. Plutôt fier : « Pendant près de quinze ans, j’ai vendu un tableau et demi par jour, sans publicité, et sans faire les Salons. » Aux foires d’art contemporains, chères et snobs, il préfère les dîners confidentiels où il explique, se raconte, convainc les acheteurs, les journalistes.
Alain Margaron dans sa galerie rue du Perche à Paris
La banque mène à tout… A condition d’en sortir !
Ce sexagénaire élégant est un rescapé de la banque : il était directeur de la communication de la Société Générale, il a orchestré la nouvelle image de l’établissement après privatisation, orchestré la fondation SG pour la musique, pour le rugby… Puis, il a donné sa démission : « Je suis passé de la voiture avec chauffeur à la carte orange ! »
L’appel de la peinture : il ouvre sa galerie tout de suite, et commence à acheter. « J’ai démarré modestement, j’étais toujours juste juste. Mais j’ai eu la chance d’avoir des collectionneurs chefs d’entreprises qui me connaissaient, me faisaient confiance. Ils me disaient « Toi t’es pas artiste ! » Quand je les conseillais, ils m’écoutaient. J’avais de bons artistes, Dado, Fred Deux, Macréo… Le bouche à oreille a marché malgré la crise, on était en 1993, 95, 96. Et mes artistes ont été généreux.»
Il faut dire qu’il les aimait. Pour eux, il exigeait des acheteurs vrais amateurs. Pas cette étrange assistance qui a débarqué un soir à son vernissage : « Henri de France et consorts, toute la Cour de France. Ils ne regardaient même pas les tableaux ! » Dehors ! On ne l’y prendra plus.
Des artistes « marchandisés » comme un label
D’ailleurs, il reste aussi féroce aujourd’hui sur la marchandisation des artistes, sur ces galeries « qui vendent toutes les œuvres au même prix ou presque », comme un label. Ils cultivent un réseau de correspondants internationaux et ne savent plus distinguer l’œuvre majeure du ratage. « Même Picasso a fait des choses médiocres. Certaines oeuvres valent dix fois moins que d’autres.»
Avec tous « ses » artistes, Margaron - qui avait vingt ans de moins qu’eux - a entretenu une relation personnelle, intime. Beaucoup sont morts, ayant émergé dans les années 50, et connu la renommée avant les années 2000 : Dado, Zoran Music, Jean Bazaine, Fred Deux, Bernard Réquichot, Jean Hélion…
Jean Hélion au MAM, c’est pas trop tôt !
Hélion : glissement progressif vers l'abstraction... | ...et de l'abstraction vers la figuration |
Jean Hélion ! Le Musée d’art Moderne lui consacre une vaste exposition dès ce 22 mars, après Nicolas de Staël. Il était temps ! estime Margaron dont le premier achat, à 26 ans, fut une aquarelle de Hélion. Il est un des rares à s’être penché sur le parcours de ce personnage si brillant, original et drôle. Son expo monumentale (plus de 160 oeuvres), les petites interviews vidéos, les carnets… tout le rend soudain moderne, limpide, attachant. Sans les 25 tableaux prêtés par Margaron, l’exposition ne serait pas si belle, pas si complète. Il lui en reste d’autres, magnifiques, sur les cimaises de sa galerie rue du Perche ces temps-ci.
Il faut absolument lire ce bouquin captivant d'un journaliste | Toute l'empathie et la pudeur de Hélion qui baptise cette aquarelle "Figure gothique" une oeuvre de la galerie Margaron. |
En plus, le galeriste a initié une biographie magnifique, signée du journaliste et romancier Fabrice Gaignault, plume élégante, fluide, sensible, informée et très érudite. Paru chez Flammarion, le livre se lit comme un roman. Où l’on découvre des similarités entre Hélion et Margaron : l’un et l’autre ont grandi loin des arts. Enfants, ils ont révélé une sensibilité innée à la beauté. Margaron ayant perdu sa mère à 8 ans, c’est dans les ouvrages de peinture qu’il a trouvé un réconfort. Puis, raconte-t-il, « un curé, fils de commissaire-priseur, m’a encouragé, fait découvrir la Renaissance italienne. » Il a tout de même attendu la trentaine et une belle carrière financière avant de se lancer.
Par la peinture, l'écriture, les interviews, Jean Hélion sait tout exprimer. Ici, l'abandon sensuel...
Donner du temps à un artiste
Aujourd’hui, la devise de sa galerie n’a pas changé : « Le temps du regard ». On pourrait ajouter « le temps de grandir » car à nouveau, Margaron s’agace : « On prend les artistes à la sortie de l’école. C’est trop tôt. Ils manquent de vécu, de ratages, de vie érotique, de deuils… Le grand Music était un peintre moyen avant de vivre l’expérience des camps de la mort. » Même remarque pour un collectionneur : « Les études ne servent à rien si vous n’avez pas forgé une vraie personnalité. Si vous n’avez pas fait le chemin vers la peinture. » Parlez-lui d’« expérience immersive » (l’Atelier des Lumières par exemple), il voit rouge. « C’est d’une stupidité ! Cette manie du préfabriqué, de vouloir « accrocher » le regard ! » N’évoquons même pas les sacs Vuitton-Kusama, « d’un vulgaire… »
Son radicalisme est rafraîchissant. Et un bienfait pour tous les vrais artistes en recherche, indifférents aux modes. Comme Jean Hélion qui, en 1939, en pleine gloire en Amérique, tourne le dos au succès en passant de l’abstraction à la figuration. A contre-courant. Le spectateur ne peut pas comprendre s’il ne sait pas qu’il s’est battu à la guerre, a été fait prisonnier, s’est évadé… Avant de se mettre à « peindre dans la rue », avec des vrais gens, dirait-on aujourd’hui. On y reviendra.
Autoportrait de Jean Hélion | Et sa vision des bouchers de Paris |
Alain Margaron guette « les prochains Hélion » tout en leur laissant le temps de s’explorer ; il continue à entretenir des artistes inconnus comme cette Coréenne de 60 ans, Hong InSook, à laquelle il verse 2000 ou 3000 euros par mois depuis plusieurs années afin qu’elle puisse travailler ses œuvres.
Fabrice Hergott, directeur du Musée d’Art Moderne à Paris prend-il un risque en exposant Hélion en 2024 ? Sûr que ça n’est pas très tendance. Mais ça pourrait bien rapporter gros…
Hélion : des toits, entre figuration et abstraction
Catherine Schwaab
Jean Hélion, la prose du monde
Au Musée d’Art Moderne à Paris jusqu’au 18 août 2024
« Le temps du regard »
Expo collective à la galerie Alain Margaron
5 Rue du Perche
75003 Paris
“Jean Hélion le franc-tireur” par Fabrice Gaignault, éd. Flammarion, 240 p. 24 euros.