"Larmes d'Or" oeuvre de Hélène Guétary qui a recréé un portrait de Mima Salloum et son peigne Soleil. (50/50 cm - 1500 euros)
« Un peuple résilient », ce cliché sur les Libanais. C’est une façon de nous rassurer : ce pays si doué, si dynamique, tellement éprouvé par les guerres, traversé par toutes corruptions, eh bien, on l’observe, on le répète, ce peuple vaillant réussit toujours à s’en sortir. S’en sortir ? Oui, tous ne meurent pas. Mais tous en gardent des stigmates à vie. Et les traumas s’ajoutent aux traumas « sans que nul n’ait le temps de digérer », comme le résume l’artiste Charbel Samuel Aoun. Il enseigne à l’ALBA, l’Ecole des Beaux Arts de Beyrouth, et il expose jusqu’à fin août au Musée Sursock d’art contemporain de Beyrouth. A 44 ans, lui aussi est un « résilient ». Si l’on peut dire…
Depuis la guerre civile (1975-1990), la guerre de 2006 initiée par l’affrontement Hezbollah-Israël, puis l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020 dont on n’a toujours pas arrêté les coupables, puis maintenant la guerre de Gaza, le quotidien des Libanais se résume à un demi-entracte entre deux bombardements, deux attentats, deux raids dans un camp de réfugiés. Quel être humain résisterait ? Et je ne parle pas de l’incurie de l’Etat : un gouvernement inexistant fondé sur des clans adverses. On sait… Oui mais justement. On s’y est tellement habitués qu’on est blasés. « Ils s’en sortent toujours ». Eh bien non, ils encaissent et avancent en boîtant. De plus en plus.
En ht "L'oeil noir de La Callas" de Christine Spengler (60/40 cm - 3000 euros) En bas: "Hermès Trismégiste" par Christine Spengler, Philippe Warner, Frédéric Renaud (60/40 cm - 2500 euros)
Mima Salloum est une Libanaise de la diaspora parisienne. Sa famille, beaucoup d’amis de jeunesse sont là-bas. Au moment de l’explosion, cette créatrice de bijoux et énergéticienne a craqué, somatisé, perdu des kilos : l’empathie ajoutée à la culpabilité de ne pas être avec « eux », ceux qui avaient tout perdu, atelier, appartement, école… Que faire ?
C’est ainsi qu’après avoir lentement récupéré, ici et là-bas, elle a mis en route cette expo-vente en sollicitant deux galeristes, Marussa Gravagnuolo et Christine Lahoud qui ont offert leur espace, et en rameutant ses amis artistes qui viennent de tous les pays. Des Françaises Christine Spengler, Hélène Guétary, Sandra Lorenzi, Julie Legrand… à l’Iranien Amir Habibi, aux Libanaises Arwa Seifeddine, Marya Kazoun, Stéphanie Farhat, à la Belge Anne-Katherine Meus… ils ont répondu « présent ». De vrais plasticiens, pas des amateurs, leur démarche est affirmée, et leur carrière solide. Résultat : les œuvres sont magnifiques, autour d’un thème, le peigne « Soleil » de Mima Salloum, comme une ode à se rassembler, « faire corps et leur envoyer nos vibrations positives, par-delà l’impuissance et le désespoir » dit-elle. Et accessoirement un peu d’argent (les pièces sont abordables) pour aider à la carrière des jeunes artistes de l’Académie, l’ALBA, là-bas.
Les galeristes Christine Lahoud et Marussa Gravagnuolo mettent gracieusement à disposition leur espace Mazarine Variations
Charbel Samuel Aoun : « On vit des heures lourdes »
Charbel Samuel Aoun, artiste libanais, philosophe « cosmique », militant écolo, performer infatigable, exposé au Musée Sursock à Beyrouth
L’argent ne peut pas tout, on s’en doute, mais l’art permet d’exprimer l’indicible. Presque étonné des questions sur les conséquences du conflit actuel qui les touche de plein fouet, répond, entre révolte et écoeurement :
- Tu m’interroges… mais nous on vit ça depuis 5 ans. Ca n’a pas commencé avec le génocide de Gaza. Ca me dégoûte : l’explosion du port, le désastre économique sont toujours présents. Et j’en vois l’effet sur mes amis. Ils sont à bout. Dépressifs
- Pas toi ?
- Moi je vis aussi des heures lourdes. Mais la création me tient. Mon installation au musée Sursock résume notre chemin de vie, de survie, à nous les Libanais, depuis 5 ans. Et j’ai recréé une forêt dans la montagne au Mont Liban, j’y élève des abeilles, je vis au rythme de la nature
- Tu t’es détourné du circuit des galeries pour enseigner, alors que tu exposais partout dans le monde…
- Oui. Tout est trop régi par le fric. Par le marché, la demande. Un artiste doit créer à partir de sa vraie vie. Ne pas copier les démarches mercantiles des Occidentaux. Ici, l’art s’est adapté à la conjoncture. Sinon, en plus de perdre tout ton argent dans les banques, tu perds ton métier , ton identité !
- Mais il faut bien gagner sa vie… Tout est si cher à Beyrouth !
- Oui, mes amis et moi, on anime des workshops. Mais c’est vrai, les concerts, les soirées dehors sont devenus hors de prix. Entre les deux-trois verres et l’essence, tu dépenses 50 dollars !
Quelques sculptures (d'abeilles) de Charbel Samuel Aoun au musée Sursock jusqu' au 30 août
- Tu as tenté de t’installer à Paris avec tes enfants. Et… tu es reparti en courant !
- Oui, à Beyrouth j’étais mal. Mais à Paris, ce fut pire. J’ai vite compris que les gens n’ont pas le temps pour le partage humain. Ils sont curieux au début, puis ça ne tient pas. A Paris, en Occident, il faut des « projets » qui aient un intérêt ; un artiste libanais doit correspondre à sa « case » ! Moi, je devenais plus intéressant quand j’organisais des résidences d’artistes que quand je présentais une œuvre ou une installation ! On se demande toujours « Qu’est ce que je peux tirer de lui ? »
- Au Liban aussi on est intéressé, non ?
- Au Liban on est tous en train de souffrir, tout le monde est dans la dèche, pas seulement les artistes. Alors oui, il arrive qu’on donne des fonds à un créateur qui répond à une demande, et l’artiste monte son projet comme un business. Au risque de perdre son intégrité. Il devient « un praticant d’art ». Mais tant qu’à ne rien gagner, pour la majorité d’entre nous, autant croire en son inspiration, suivre sa voie. J’ai vu chez mes élèves de petits miracles. Par exemple, cette fille très introvertie mener une recherche sur ses origines, son village, entraîner son père, ils sont retournés au hameau du grand-père, le père s’est remis à faire du vin… Un épanouissement ! En plein marasme !
"Anima Mundi par Théophile Arcelin (150/150 com - 6000 euros)
"The Clouds are my home" par Amir Habibi, série de 4 (40/30 cm - 500 euros l'unité)
- La guerre en Israël depuis des années, la guerre à Gaza maintenant, cela déstabilise une fois de plus le Liban. Comment exprimer la souffrance ?
- Il est difficile d’exprimer le désespoir. Et le cynisme politique des Etats. Amérique, Russie, Syrie, Israël, la lâcheté des Européens… Alors moi je dis les choses en me fondant sur la matière, le sol, les pierres. Dans mon cours, intitulé « Corpus au carré », les élèves s’emparent de la matière, des débris de gomme, des pierres de la ville, du verre… pour dire leur vécu. On a réalisé plein de projets, pas médiatisés. On a ouvert des fenêtres entre les ethnies, cassé les murs d’incommunicabilité, mixé les cultures, rêvé ensemble.
En bas à g. Livre-Mystère au peigne-Soleil par Béatrice Bissara (33/30/5 cm - 2400 euros) En ht : "Oh God" (45/30 cm - 1100 euros) et "In Fine... " par Roz Delacour (45/70 cm - 1500 euros)
Les Libanais sont-ils sourds… et amnésiques ?
- Que t’inspire cette remarque sur « la résilience » des Libanais ?
- On n’est pas résilients. On est devenus sourds. On efface les souvenirs de notre cerveau. Moi je ne veux pas « raser et reconstruire ». C’est pourquoi je me suis exprimé dans la ville, en criant, avec mon corps, j’ai fait un trou dans l’asphalte pour dire la dépression générale. Ce que vous, en France, vous appelez « l’espace public », nous, à Beyrouth, c’est notre « espace social » où tout le monde s’exprime et partage. C’est notre seule richesse. Elle est humaine.
Catherine Schwaab
"Music 2024" par Alice May (100/136 cm - 2800 euros)
"La Nuit du Soleil Blanc 2023" par Arwa Seifeddine (97/92 cm - 8000 euros)
RAYONS D OR POUR LE LIBAN expo-vente à but philanthropique à la Galerie Mazarine Variations, Paris jusqu’au 6 juillet 2024